Posté 16 octobre 2020 par dans la catégorie Interviews
 
 

Mathieu Bablet en interview pour Carbone & Silicium !

Mathieu Bablet était en dédicace à la librairie Momie Chambéry, le 10 octobre dernier. A cette occasion, nous avons pu l’interroger pour proposer un débriefing de Carbone & Silicium, des thèmes abordés, notamment.

Évidemment, même si nous avons évité de parler en détail de l’intrigue, quelques spoilers ont pu se glisser.

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Carbone & Silicium Mathieu Bablet


Une des choses qui m’a surpris et plu dans Carbone & Silicium, c’est la vision positive du robot. Je trouve qu’en occident, on a une vision très négative de l’IA, du robot en tant que tel. Dans votre récit, c’est surtout l’entité qui les créé qui vous parait négative.

C’était important que Carbone & Silicium se démarque sur le plan du robot. Beaucoup de grandes œuvres ont déjà essaimé des grandes idées sur les robots.

Ainsi, s’il n’y avait pas d’originalité sur ce point, ça ne servait à rien d’essayer. Donc, de un, partir sur des robots qui ne soient pas belliqueux et de deux, ne pas avoir de robots qui tentent de légitimer leur propre existence. Que ce soit Ghost In The Shell ou Blade Runner, cela a déjà été abordé.

Il fallait des robots qui soient nouveaux, une sorte de nouvelle espèce qui observe l’humanité avec un regard distancié.

Justement, vous parlez de Ghost In The Shell qui semble être une influence assumée, notamment avec le body horror du film d’animation.

Oui, clairement. Un des questionnements de Carbone & Silicium est le rapport au corps, que ce soit en matière organique ou au niveau du genre.

Le but était donc de mettre à mal le corps et il fallait aller au bout de la logique de ce réceptacle qui, peu à peu, n’a plus aucune importance. Que ce soit GITS ou le cinéma de Cronenberg, ce sont des influences assumés et c’était un angle qui m’intéressait.

Au final, ce que l’on retient de Carbone & Silicium, c’est que vous êtes méfiants envers les grosses entités comme Amazon ou Apple ?

Oui mais c’est compliqué d’être binaire sur le transhumanisme. Il y a des côtés positifs. Par exemple, on ne va pas se plaindre de vouloir augmenter l’espérance de vie ou de vouloir guérir des maladies ou réparer les membres grâce à des imprimantes 3D.

Mais ça, c’est l’arbre qui cache la forêt. On a des entités qui sont beaucoup moins portées sur l’altruisme et veulent, en fait, collecter nos donnés. L’IA que l’on trouve dans les assistants vocaux cherchent à nous espionner. Mais ce n’est pas un constat neuf que je développe, ça, on le sait depuis l’invention de la bombe atomique.

Beaucoup de grandes œuvres de SF ont déjà essaimé des grandes idées sur les robots, notamment quant à l’existence des robots.

Carbone & Silicium est un récit que l’on peut percevoir comme négatif, avec une vision pessimiste du futur, notamment. D’après vous, l’humain n’est pas fait pour survivre ?

Ça dépend de la manière dont on réceptionne l’œuvre. Pour moi, il n’y a pas d’Apocalypse et c’est quelque chose que je voulais éviter.

L’Homme va perdre en densité démographique, c’est certain mais mon intime conviction, c’est surtout que l’on doit et que l’on va changer de modèle. Le vieux modèle s’écroule et, en quelque part, tant mieux.

Quelque chose de nouveau va apparaître et c’était cette transition que je voulais analyser. Dans Carbone & Silicium, on a l’impression que l’humanité est en train de disparaître mais parce qu’on s’en désintéresse dans le récit. Les humains ont fait leurs conneries de leur côté et ça, ça a déjà été abordé dans la SF.

Du coup, je voulais faire un pas de côté pour voir ses robots qui vont faire leur vie et créer un nouveau modèle de société.

Carbone & Silicium dédicace

On perçoit aussi l’émergence d’une nouvelle génération engagée très jeune. Je pense à Greta Thunberg mais aussi au mouvement Extinction Rébellion. Est-ce que ça vous inspire un peu de positivité pour l’avenir ?

J’ai foi en la jeunesse. Tous ses mouvements sont inspirants et les seuls freins que l’on a encore sont portés par l’ancien modèle qui subsiste encore. Mais je crois que pour les prochaines générations, ce sera naturel de penser en termes d’écologie, de décroissance.

Donc, le mouvement sera déjà amorcé et ça me rend positif pour l’avenir. Après, forcément, cela va s’accompagner de dérèglement climatique, de crise migratoire et c’est compliqué d’être foncièrement optimiste quand on observe cela.

Dans Midnight Tales, on perçoit à la fois votre multiculturalisme mais aussi le féminisme. Au-delà de ça, Carbone & Silicium est porté par des questions sociales actuelles et que le vieux modèle a du mal à accepter. Vous le disiez en parlant du genre et de la non-identification au corps d’un des robots. C’est important pour vous ?

Oui, parce que ce sont des choses qui me touchent personnellement et qui sont importantes. Puis, en étant auteur de fiction, on doit porter ça. De façon plus large, quand on écrit, on est politique.

Les modèles de représentation que l’on porte dans nos œuvres de fiction sont politiques. Ces modèles vont être soit progressistes, soit tendre à répéter des choses qui n’ont pas besoin de l’être. Je pense notamment au parcours du héros qui évolue peu ou pas du tout.

Je préfère être du côté de ces questions sociales actuelles. Et en tant qu’auteur de SF, on se projette dans le futur donc, il faut se projeter dans des évolutions. Et c’est pas en portant des vieux modèles que l’on sera pertinent.

Les modèles de représentation que l’on porte dans nos œuvres de fiction sont politiques.

Carbone & Silicium me paraît aussi influence par Asimov, notamment parce que, comme toi, il traite avec bienveillance d’eux. Est-ce que la bienveillance peuvent être des solutions pour éviter le futur de Carbon & Silicium ?

Pour moi, s’il y a une valeur essentielle à partager, notamment parce qu’elle tend à se perdre : c’est l’humanisme. En plus, c’est finalement assez récent comme question la bienveillance.

Que ce soit dans les entreprises, c’est quelque chose qui apparaît depuis peu la nécessité de prendre soin de ses employés. Et on parlait des jeunes auparavant, je trouve qu’eux s’en emparent facilement, notamment sur les réseaux sociaux.

Je pense aussi que quand on cherche à se déconstruire, à déconstruire les vieux modèles avec lesquels on a grandi, elles sont forcément présentes. Dans nos vies, tout est rapport de force depuis l’école, notamment dans notre monde très masculin. Du coup, dès que l’on veut envisager un autre modèle, on passe forcément par la bienveillance.

Du coup, avoir Alain Damasio qui signe la postface de Carbone & Silicium, ça s’inscrit là-dedans. J’imagine que ça a dû être un honneur pour vous de recevoir tant d’éloges de sa part. Vous vous inscrivez dans sa démarche artistique ?

C’était déjà un honneur immense. D’autant plus qu’il avait lu Shangri-La et n’avait pas trouvé le récit si fou que ça, à juste titre, d’ailleurs. J’avais donc des craintes qu’il le lise.

D’autant que sur toutes les idées développées dans Carbone & Silicium, il est très en avance. Donc, qu’il mette un tampon de validation, c’était un soulagement. Et je m’inscris absolument dans sa démarche politique.

Ce qu’il fait seul mais aussi avec le collectif Zanzibar, avec Catherine Dufour, c’est quelque chose qui m’intéresse parce qu’ils inventent des nouveaux modèles. Pour eux, l’homme n’est plus un loup pour l’homme. Ils tentent d’inventer de nouveaux systèmes, en partant de rien, ce qui, mine de rien, est un vrai défi intellectuel. Donc, l’audace de la SF, elle est là.

Carbone & Silicium dédicace 10 octobre

A ce sujet, est-ce que vous avez, en dehors du milieu artistique, des maîtres à penser en matière philosophique, politique ou sociale ?

C’est compliqué de répondre à la question. Au niveau de la collapsologie et du rapport au vivant, Aurélien Barrau est le premier qui me vient en tête mais il y a aussi Pablo Servigne.

Mais je suis aussi très à l’écoute de Adèle Haenel, que ce soit sur le féminisme, son rapport à son féminisme et son intérêt envers des féminismes plus minoritaires comme l’intersectionnalité.

Écouter les réseaux sociaux, notamment Extinction Rébellion et toute la contre-culture qui émerge via Notre-Dame des Landes. Ce sont vraiment des choses qui me portent et m’intéressent.

J’ai justement l’impression que, dans le milieu culturel, il y a une mouvance qui émerge de plus en plus fortement portant la déconstruction des vieux modèles. On sent aussi dans tout tes récits, ta propre construction, en toute sincérité.

Ça me paraît important d’être sincère, surtout quand on se livre comme ça. Souvent, je pars d’une problématique et je détricote mon propre fil intellectuel. Là, Cabrone & Silicium m’a pris quatre ans. J’avais la base directement parce que l’on ne peut pas être dans l’improvisation, que ce soit pour le rythme, les personnages ou bien la technologie. Mais par exemple, le passage en Europe de l’Est est très influencé par ce qui s’est passé avec les maraudes de militants d’extrême-droite.

Comment tu perçois l’évolution du marché de la BD, de manière large. J’ai le sentiment que les styles sont de plus en plus hybrides et bardé d’influences variées.

J’ai l’impression d’être au milieu de la période la plus riche de la BD, au sens le plus large possible. A la fois artistiquement mais aussi politiquement. Mais une fois de plus, c’est parce que les jeunes sont de plus en plus engagés et politisés.

En tant que prof (Mathieu Bablet enseigne à l’ENAAI, au Bourget-du-Lac, ndlr), je m’en rends compte et je suis vraiment halluciné par ça. Ils sont imprégnés de nombreuses problématiques qui me seraient jamais venus en tête à leur âge. Et les réseaux sociaux ont permis aussi de partager les styles et de créer de l’alchimie entre eux.

Ça s’accompagne aussi d’une explosion de possibilités pour l’objet. Que ce soit la taille, la pagination ou la fabrication bien sûr mais aussi et surtout en termes de narration. On a du webtoon et on peut raconter des choses de manière virale. Il y a aussi une envie d’expliquer les choses avec de la vulgarisation scientifique, notamment.

La BD devient un outil de communication et de partage des idées et c’est géniale. Quand tu vois que la BD, à la base était dans les journaux pour amuser le public et les enfants, puis que ça s’est structuré en grands récits avec Pilote, c’est fascinant. On est passé par Métal Hurlant avec des expérimentations visuelles et y a eu une démarche indé. Donc, aujourd’hui, on a un aboutissement. Et ce, malgré le contexte qui fait que c’est très dur d’en vivre.

J’allais justement y venir, on voit beaucoup d’auteurs et autrices se plaindre qu’il est difficile de vivre de la BD.

Disons que 2020, année de la BD, on se prend la pandémie et un changement de statut avec ce que ça a et que ce que ça cause encore comme problèmes. Je vais paraphraser Denis Bajram et Samantha Bailly parce qu’ils font un travail immense là-dessus : « On déprofessionnalise le métier ».

Parce que c’est vraiment ce qui se passe, on le déprofessionnalise. On n’exerce plus le métier en tant que professionnel où l’on produit quelque chose et on est payé pour, on l’exerce pour la passion. La fameuse passion. Y a donc une part de hasard lorsque l’on produit une BD quant à savoir si on va réussir à être rémunéré.

Mais ça en dit long sur les politiques culturelles. En Allemagne, au déconfinement, il y a eu une compensation versée aux artistes pour le manque à gagner. En France, ça se fait avec des conditions très strictes et d’avoir un peu d’argent. Mais les plus nécessiteux n’ont rien touché. Notamment, il fallait être membre de la Maison des artistes et gagner un pourcentage du SMIC. En gros, on demandait limite de prouver que l’on était un vrai artiste et gagner déjà un peu sa vie, ce qui est complètement antinomique.

On déprofessionnalise le métier !

Ça montre l’état d’esprit de l’administration française où on craint tellement de donner à la mauvaise personne que l’on préfère ne rien donner. Donc, forcément, quand on disait, il y a cinq ans que 50 % des auteurs de BD touchaient moins que le SMIC, c’est certain qu’aujourd’hui, ça a empiré.

Et puis, on est aussi mal-représentés dans les instances de discussion de l’État. Les syndicats de BD n’ont pas le droit de citer alors que le syndicat d’éditeurs, si. Forcément, les syndicats d’éditeurs bossent pour les éditeurs. En plus, y a une surproduction que l’on connaît mais ce ne sont pas les éditeurs qui vont diminuer le volume, donc, on ne va pas hésiter à sacrifier les auteurs. Mathématiquement, il y aura moins d’auteurs.

La seule lueur que je vois là-dedans, ce sont les nouveaux moyens qui permettent aux artistes de vivre : Tipee, Patreon, etc. De nombreux artistes ne publient pas et font du contenu pour des mécènes. Mais je ne sais pas si le système est viable. Je suis pas sûr que l’on cotise pour la retraite avec ça.

Pourtant, ça reste intéressant. En un sens, pourquoi pas. Aujourd’hui, un auteur vend moins qu’il y a quelques années donc si on peut trouver un nouveau modèle sans éditeur pour vivre, c’est intéressant.

C’est l’idée qui est porté par le Label 619 qui est devenu indépendant.

Oui, on maintient notre propre ligne éditoriale. Aujourd’hui, les grands éditeurs se diversifient pour toucher et augmenter leur part de marché. Historiquement, Delcourt, c’était la SF, Soleil, l’héroïc-fantasy, etc. Glénat a un peu révolutionné le marché avec les mangas mais restait très traditionnel.

Du coup, je pense qu’avoir une ligne éditoriale resserré éviter de devenir un gros ogre. On peut produire moins mais du contenu que l’on juge de qualité. A mon avis, c’est comme ça que l’on pourra survivre à la crise de la BD.

C’était quoi ta dernière grosse lecture ?

« C’est comme ça je disparais » de Mirion Malle. C’est une BD publiée chez un tout petit éditeur. J’aimais déjà beaucoup le travail de Mirion chez Ankama, avec Commando Culotte, notamment et là, ça m’a mis une belle claque. Y a des instants très parlant dedans.

Merci à Mathieu Bablet d’avoir pris le temps de répondre à nos questions, à Clémentine Guimontheil d’avoir permis cette rencontre et à Momie Chambéry pour les photos illustrant l’article.
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Comics Grinch râle beaucoup. Son origine vient de ses nombreuses grincheries envers BvS. Ayant gonflé sa petite amie avec ça, elle lui suggéra d'en parler avec d'autres. Ce fût chose faite. Vénère Grant Morrison, conchie Mark Millar.