Posté 2 novembre 2018 par dans la catégorie Dossiers
 
 

Jeff Lemire dans Question de Style S02E02

Jeff Lemire Question de Style

 

Jeff Lemire fait partie de cette nouvelle vague d’auteurs touche-à-tout dont j’admire la capacité à vivoter entre des titres personnels en tant qu’indépendant et des titres plus spectaculaires chez les Big-Two. Comme Jason Aaron, il se fait remarquer immédiatement à la sortie de son premier comics : Essex Country. La particularité, c’est que le monsieur est un touche-à-tout qui veut contrôler les aspects de ses créations en participant lui-même aux dessins. Souvent, on le retrouve à dessiner ses créations, les encrer et les coloriser. Le résultat divise et sonne un peu trop souvent comme une forme d’égocentrisme artistique où il pense être le seul capable de transmettre des émotions dans des titres que l’on ressent comme très personnels. Mais je ne suis pas là pour vous donner un cours de dessin ni pour donner mon avis sur Jeff Lemire, le dessinateur. Néanmoins, je ressens chez lui cette volonté qu’ont certains créateurs d’avoir le contrôle total sur certaines de leurs œuvres et ne pas vouloir partager.

Mais ce que je ressens et ce que j’aime chez lui, c’est son style qui ne rentre pas dans les cases, à la confluence des différents types de bandes-dessinées que l’on peut retrouver dans le monde mais surtout par la franco-belge pour laquelle, il semble éprouver un grand amour. Son travail avec Dustin Nguyen sur Descender montre un grand amour du style japonisant à la lisière du trait d’un mangaka et où le scénario se place en digne héritiers d’œuvres cultes du manga tels que Akira ou Pluto. Ses œuvres où il scénarise et dessine montre l’amour du franco-belge avec des œuvres très intimistes et son travail chez les Big-Two montre son amour du super-héros, que l’on retrouve désormais dans Black Hammer.

L’auteur est également particulier car il est constant dans ses outils de narration. C’est-à-dire que ses récits connaissent toujours le même point de départ et le même type de personnage(s). Du coup, la question qui se pose, c’est de savoir comment l’auteur parvient à ne jamais raconter la même histoire en utilisant pourtant toujours les mêmes ficelles.

 

Un point de départ constant.

Comme je le disais au début, Jeff Lemire a cette capacité à naviguer entre le comics à licence et le comics indépendant, plus personnel en conservant toujours les mêmes éléments de narration.

Ainsi, de Sweet Tooth à Green Arrow, en passant par Old Man Logan ou Descender et même sa dernière série DC Comics, The Terrifics, l’auteur commence ses séries de la même façon. En effet, le personnage principal va souvent se retrouver seul, plongé dans une situation qu’il ne maîtrise pas car il aura perdu ses repères. Deux exemples en sont symptomatiques : Green Arrow où Oliver Queen se retrouve dépossédé de tout ce qui fait de lui le justicier à l’arc et Black Hammer où le groupe de héros se retrouvent dans une ville dépossédés de leurs pouvoirs et sans savoir quoi faire.

Avec ses deux exemples, c’est la manifestation d’une technique habituelle de narration chez le canadien : la perte de sens qu’il impose à ses héros. En les dépossédant et en les forçant à sortir de leur zone de confort, ils vont devoir se redécouvrir, se dépasser et enfin accepter qui ils sont vraiment.

Ce point de départ quasi constant est tout de même parfois remanié par l’auteur car s’il préfigure toujours l’histoire qu’il va commencer, il parvient parfois à le twister. J’en veux pour preuve Royal City où la perte de repères et de sens s’est faite pour l’ensemble des personnages bien avant le début du tome 1. Il en est de même pour Black Hammer où l’auteur reprend une formule assez classique où l’on débarque dans une histoire sans avoir eu le début et assister à l’élément déclencheur qui nous sera montré à coups de flash-backs. Mais le plus souvent, ce phénomène sera mis en branle dès le premier chapitre. Oliver se retrouve dépossédé de tout ce qui faisait de lui Green Arrow, sauf son arc (qui a une importance capitale dans la suite du run) dès la fin du premier chapitre. Idem pour Sweet Tooth où Gus voit son monde sens dessus-dessous au même moment.

Dans Gideon Falls, sa nouvelle série, il ne déroge pas à la règle puisque les deux héros se retrouvent également plongés dans des situations qui leur imposent une perte de repères. Mais le twist est que les héros se subissent pas cette perte au même moment.

Ensuite, si les personnages sont dépossédés pour se voir forcer de remettre en cause tout ce qu’il pensait acquis, il n’en reste pas moins que l’auteur leur laisse à chaque fois un outil, un symbole, signe de ce qu’ils étaient avant et qui va les suivre dans leur évolution. L’arc, comme je le disais. La barre chocolatée pour Gus dans Sweet Tooth, signe d’une enfance et d’une innocence encore présentes mais qui vont devoir laisser sa place à une évolution. Le souvenir dans Royal City. Les griffes de Logan (bon, ok, elles font partie de lui) qui vont construire la réflexion sur la violence du personnage. Dans chaque histoire, Jeff Lemire donne ce symbole à son ou à ses héros. Des symboles qu’il devra clairement dépasser à un moment pour pouvoir évoluer et enfin devenir qui il doit être.

 

 

Des histoires de naissance.

Ce qui m’amène fort logiquement au deuxième point du style Lemire. Ces histoires sont très inspirées de ce que l’on retrouve dans le cinéma indépendant à travers ce que les critiques américains appellent des « coming to age stories », autrement dit des histoires de prise de maturité.

Comme je le disais, les personnages, en se retrouvant dépossédés vont devoir découvrir qui ils sont vraiment, loin des artifices qu’ils considéraient comme acquis et comme faisant partie intégrante d’eux-mêmes. Ils engagent ainsi une quête pour grandir.

C’est surtout dans les travaux où il contrôle tout que cela se ressent le plus. Dans les séries de super-héros qu’il scénarise, la prise de maturité est toujours présente mais il y a un très net focus sur l’action. Alors que dans les séries indépendantes, le travail est encore une fois très proche du cinéma indépendant nord-américain. On suit des tranches de vie, des chroniques pourrais-je dire, qui insistent majoritairement sur le ressenti des personnages face à ce qu’ils sont en train de vivre.

C’est donc là que se situe l’une des premières différences dans les séries de l’auteur et qui lui permet alors de poser un traitement différent. Mais cette différence n’a de sens que parce qu’elle est également au service des artistes avec qui il collabore. La fluctuation du traitement des histoires que raconte Jeff Lemire passe en fait par une étroite collaboration et une importance donnée au style de son dessinateur.

Dès lors, lorsqu’il dessine ses propres séries, il passe par un traitement psychologique poussé où ce sont véritablement les états d’âme du ou des personnages qui forment le véhicule de l’intrigue.

Quand il collabore avec Andrea Sorrentino, le traitement est différent. Il y a toujours un focus sur la psychologie du personnage et l’histoire reste toujours, dans le fond, la même. Mais l’accent est véritablement sur l’action. Cela se voyait au fur et à mesure des épisodes de leur Green Arrow où c’était les combats qui représentaient une part conséquente des numéros.

Dans Descender, il y a une emphase qui est mise sur l’univers pour Dustin Nguyen. De nombreuses planches laissent ainsi l’artiste libre de laisser son imagination vaquer pour construire cet univers.

A travers ces trois exemples, il me semble que l’on peut comprendre comment l’auteur parvient à construire des histoires assez semblables dans leur fond (je n’ai pas dit identiques) mais où la forme parvient à être unique à chaque fois. Cette capacité qu’à l’auteur à s’adapter à son artiste est assez fulgurante dans le milieu et elle confère une aura assez unique à ses titres. Si je ne suis jamais le lecteur le plus convaincu par ses œuvres, j’avoue que cette singularité dans son style me plait énormément.

 

 

La mise en scène des opposés.

Le dernier point qui fonde souvent les histoires de Jeff Lemire, c’est la mise en scène d’un affrontement entre plusieurs conceptions opposées de la vie.

Chacun des récits de l’auteur va voir se bousculer différentes visions qui permettront au héros d’avancer et de parvenir à grandir intérieurement. Le problème, c’est que c’est justement souvent à travers cet aspect que vient quelque peu se ternir l’image que j’ai de l’auteur. Car il utilise souvent des personnages qui frôlent la caricature ou le cliché pour mieux les emmener ensuite vers une évolution. La partie intégrante de son style fait que je n’arrive pas à me départir de cet aspect et que j’ai souvent envie de baffer l’intégralité des personnages qu’il créé. Pour moi, l’auteur n’est jamais aussi bon que lorsqu’il reprend des figures super-héroïques et qu’il les réarrange à sa sauce.

Dans son Green Arrow, Oliver Queen va se retrouver confronter à Komodo qui est son exact opposé : pauvre, expert à l’arc, il s’est fait tout seul contrairement à Oliver qui a tout eu dès sa naissance. Par cette confrontation et par la reprise d’un Ollie qui réagit comme on l’entend (blagues, jamais abattu), il va emmener le héros dans des chemins inattendus à la recherche des secrets et des mystères qui entourent sa vie.

Dans Sweet Tooth, la relation entre Gus et Jeppard est aussi fondée sur une opposition franche. L’un est d’une naïveté déconcertante et est simple d’esprit, l’autre est froid et désabusé. Les deux personnages sont clairement deux clichés ambulants que l’opposition de leur caractère doit permettre de faire évoluer. Tout au long de la série, les deux vont se faire évoluer réciproquement, formant une histoire de prise de maturité comme aime les écrire Jeff Lemire.

Gideon Falls va faire graviter deux personnages autour d’une seule et même intrigue qui va les forcer, une fois de plus, à remettre en question leurs visions du monde et surtout de leur croyance. C’est certainement le récit où l’auteur tente le plus de casser ses codes habituels, en offrant une intrigue moins terre-à-terre et plus spirituelle. Mais c’est aussi là que son travail sur les opposés s’affirme le plus fortement. Couplé à la maestria des dessins d’Andrea Sorrentino, il construit son intrigue autour d’un lieu étrange qui semble relier deux villes que tout oppose. En effet, l’une est rurale tandis que l’autre est urbanisée. Je sens à travers cet aspect de l’œuvre que l’auteur tente de mettre en lumière ce que de nombreuses œuvres de fiction cherche à explorer depuis l’élection de Donald Trump, à savoir, cette opposition farouche dans les villes et les comtés alentour. L’ensemble du premier tome qui sort chez Urban Comics aujourd’hui met ainsi en valeur des oppositions nettes sur plusieurs plans afin, je pense, de les connecter ultérieurement.

 

Clairement, le style de Jeff Lemire ne me paraît jamais novateur ou original mais toujours très classique, trop balisé. C’est certainement pour cela que j’ai tant de mal avec ses œuvres, notamment quand il bosse seul sur un comics. Lorsqu’il travaille avec des collaborateurs auquel il confie le dessin, l’articulation méticuleuse qu’il fait avec eux lui permet de brosser des histoires différentes, construites autour de focus différents, permettant de faire croire que son style mute alors qu’il ne fait que reprendre les mêmes codes. Jeff Lemire est un auteur qui sait souvent proposer des très bonnes histoires quand il s’entoure de collaborateurs talentueux. Gideon Falls en étant la preuve ultime. Mais il n’arrive pas pour autant à masquer son manque de créativité dans sa construction narrative, ce qui a la faculté de me bloquer pour pleinement m’impliquer dans ses histoires. 

 

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Comics Grinch râle beaucoup. Son origine vient de ses nombreuses grincheries envers BvS. Ayant gonflé sa petite amie avec ça, elle lui suggéra d'en parler avec d'autres. Ce fût chose faite. Vénère Grant Morrison, conchie Mark Millar.